Le projet Anti_Fashion veut remettre l’humain au cœur de la mode

6 nov. 2018

Stéphanie Calvino adore la mode. C’est pour cela qu’elle a créé Anti_Fashion, un laboratoire d’idées et d’initiatives où naît le futur de cette industrie controversée. Loin de se décourager face aux dégâts environnementaux et humains causés par nos vêtements, elle célèbre une économie alternative, qui redonne du sens à ce que l’on porte.

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© Anti_Fashion Project

Comment va l’industrie de la mode aujourd’hui ?

Je ne pense pas qu’elle aille très bien. Les grandes marques multiplient les promotions pour écouler leurs stocks car la demande n’est plus au rendez-vous, H&M voit ses ventes diminuer alors que ses invendus atteignent un niveau record (ndlr : leur montant est estimé à plus de 4 milliards d’euros)...

Est-ce que l’industrie est en difficulté parce qu’elle va trop vite ?

Cette industrie va vite, en particulier la fast fashion qui inonde le marché. On est noyé sous la masse, il y a tant de matière que ça devient angoissant. Acheter ne résout pas nos problèmes, cela ne contribue pas à notre bonheur ou à notre bien-être, alors que ne pas pouvoir acheter crée une frustration.

Le problème vient plutôt d’une saturation. On sature à cause de cette opulence, mais aussi de l’absence de nouveauté. Les clients ont accès à tout grâce à Internet, aux réseaux sociaux, à leurs voyages… Sauf qu’à Barcelone, à Rome ou à Lille, les boutiques sont les mêmes. Rien ne se démarque.

Aujourd’hui, on a besoin de sens. Les gens préfèrent acheter une pièce fabriquée par un artisan et le voir travailler, revenir à des choses essentielles, plutôt que d’acheter des vêtements fabriqués en Chine sans en connaître l’histoire.

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© Anti_Fashion Project

La digitalisation de l’industrie de la mode a-t-elle accentué la saturation ressentie par les consommateurs ?

Oui d’autant plus qu’aujourd’hui, il n’est plus nécessaire de sortir de chez soi, tout peut s’acheter sur Internet. C’est terrible car on se prive de la dimension humaine de la mode. Rencontrer des gens, écouter une jeune marque raconter comment elle fabrique ses vêtements, il n’y a rien de mieux. C’est comme le GPS : on l’utilise pour faire 10 km ! Or, il faut se perdre dans la vie, demander sa route, parler aux autres.

C’est aussi une question de peur. Il est rassurant de savoir où l’on va, de développer des automatismes… Cela dépasse la mode, ce sont des tendances sociétales. La quête de sens fait que l’on se tourne vers ce qui peut apporter des réponses, comme la spiritualité, mais aussi l’histoire des produits que l’on achète et des personnes que l’on rencontre.

La notion de “mode” renvoie à quelque chose d’éphémère, à un désir insatiable de changement. Est-ce qu’il faut rompre avec la fast fashion, qui répond à ce désir, pour rendre l’industrie de la mode plus durable ?

Au contraire, car les marques de fast fashion ont une force de frappe économique énorme. Je crois plutôt qu’elles vont l’utiliser pour développer de nouvelles matières, de nouvelles techniques de production. Elles ne se positionneront plus comme des marques de fast fashion car elles ne pourront plus produire autant. La demande n’est plus là.

Tout est une question de cycles. La fast fashion a fait son temps et ces marques vont se transformer dans les 10 prochaines années, devenir un laboratoire d’expérimentations sur de nouvelles manières de produire des vêtements.

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© Anti_Fashion Project

Anti_Fashion est né du Manifeste éponyme de Li Edelkoort, chasseuse de tendances de renom, en 2015. D’où est venue l’envie de traduire ce manifeste en actes ?

Je travaillais pour des fédérations de mode au moment où j’ai lu ce manifeste et j’étais fatiguée de leur manque d’action sur le terrain. J’ai donc écrit à Li pour lui proposer de créer un rendez-vous qui réunirait des sociologues, des philosophes, des étudiants, des marques, pour témoigner d’une nouvelle économie, d’une nouvelle forme de production dans l’industrie de la mode et au-delà.

Elle était à New-York, j’étais à Marseille donc nous nous sommes rencontrées sur Skype. Trois mois plus tard, on organisait les premières rencontres Anti_Fashion. C’est allé très vite. J’avance à l’intuition et à l’instinct, je ne me suis pas lancée en me demandant ce qui allait se passer ensuite. L’important, c’était de passer à l’acte.

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© Anti_Fashion Project

Vous parlez d’Anti_Fashion comme d’un cri d’amour à la mode : comment transformer ce système de l’intérieur ? Quels sont vos axes d’action ?

Le cœur du projet, ce sont les rencontres Anti_Fashion qui ont lieu à Marseille et à Roubaix. On rassemble des jeunes marques, des industriels, des acteurs aux profils très différents. L’objectif est de donner naissance à des collaborations, de permettre à de nouvelles idées de voir le jour. Et c’est ce qu’il se passe depuis nos débuts en 2016. On met en avant des solutions existantes, on en crée de nouvelles. On veut surtout dénicher un maximum d’initiatives pour montrer que le mouvement vers une nouvelle industrie de la mode existe déjà. Par exemple, Veja, c’est 13 millions d’euros de chiffre d’affaires en produisant des baskets de manière écologique et équitable. Ce mouvement dépasse d’ailleurs le secteur de la mode. Tout ce que l’on fait est un acte politique.

On a organisé une exposition avec l’association Luma à Arles pour expliquer aux enfants comment passer du fil au défilé, juste avant le défilé Gucci organisé dans la ville. On anime aussi des ateliers très didactiques pour leur expliquer comment réparer et sublimer des vêtements abîmés.

Et en 2017, on a lancé notre action de mentoring auprès des jeunes des quartiers populaires à Marseille et à Roubaix.

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© Anti_Fashion Project

Anti_Fashion accorde une place importante à l’éducation. Pourquoi ce choix ?

Tout changera grâce à l’éducation. Il faut s’adresser à tous - nos événements sont d’ailleurs gratuits pour permettre à chacun d’y assister - mais il est important d’orienter les jeunes vers ce changement.

C’est aussi l’objectif de notre programme de mentoring. L’idée est venue lors d’un déjeuner avec Sébastien Kopp, co-fondateur de Veja. Nous sommes tous les deux persuadés que dans les quartiers populaires vivent les meilleurs influenceurs et les meilleurs créateurs de demain, mais ils n’ont pas les connections nécessaires pour entrer sur ce marché. On cherche à leur ouvrir un maximum de portes.

On a commencé par leur faire découvrir les métiers de la création, puis on les a accompagné 2 jours par semaine pendant 5 mois pour les faire travailler sur la discipline de leur choix (le textile, la photo…). Et fin mai, ils ont présenté leur projet à un jury composé de personnalités, dont Katell Pouliquen, rédactrice en chef du magazine Elle, et la journaliste et écrivaine Sophie Fontanel mais aussi de représentants de l’école Esmod et du DRH de La Redoute. On veut que ces jeunes puissent s’avouer ce qu’ils ont envie de faire. Et lorsqu’ils se lancent dans un parcours, on continue à les suivre : on les aide à trouver un logement, des ressources… C’est un accompagnement éducatif et social.

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© Anti_Fashion Project

Quel conseil donneriez-vous à une marque qui souhaite faire changer les choses dans l’industrie de la mode ?

Mon premier conseil, c’est d’être transparent. Dire la vérité. Dire ce que l’on fait, ce que l’on ne fait pas, ce que l’on veut changer, plutôt que de se revendiquer « green », « éthique ». Je dirais aussi qu’il faut faire les choses avec son cœur. Suivre son intuition. Faire ce qui nous ressemble car c’est aussi ça, l'honnêteté. Produire green parce que c’est l’ère du green et qu’on y voit une bonne opportunité commerciale, ça ne marchera jamais.

Et aux clients qui veulent agir, eux aussi ?

Consommer moins et consommer différemment, en achetant des vêtements dans les friperies, pour qu’il ne soit pas toujours nécessaire de produire plus pour s’habiller. Et je pense que l’on peut se parler plus, rencontrer les marques et comprendre leurs produits. Pour cela, il faudrait moins acheter en ligne et retourner dans les boutiques.

Propos recueillis par Clémence Gruel